Wednesday, March 28, 2012

ARTPRESS °388 - Interview Piene, Mack, Uecker

Le groupe ZERO

n°388


interview de Otto Piene, Heinz Mack et Günther Uecker par Heinz-Norbert Jocks

Après la guerre, dans une Alle­ma­gne en ruines, de jeunes artistes se réunissent pour tout recréer à partir de… zéro. Ils organisent des expositions-événements et fondent la revue Zero, reprenant le nom d’un groupe japonais d’où est issu Gutaï. Dans la logique des avant-gardes, le groupe a un rayonnement international, nouant des liens avec, outre le Japon, la France (Klein, Arman), l’Italie (Fontana, Manzoni, Caste­l- lani), les Pays-Bas (groupe NUL).
La conversation ci-dessous a eu lieu à l’occasion de la rétrospective au Museum Kunst Palast (présentée ensuite à Saint-Étienne) en 2006. C’était la première fois que les principaux acteurs du mouvement se retrouvaient en public depuis sa dispersion. Deux ans plus tard, les mêmes, avec Mattijs Visser, créaient la Fondation Zero. Une rétrospective des œuvres du groupe se tiendra au Neuberger Museum (NY), en 2013.
Otto Piene, la raison première de la fondation de ZERO, à la fin des années 1950, ne se réduisait pas à la volonté de multiplier les occasions d’exposer vos œuvres. Il s’agissait d’une volonté de se démarquer de l’art informel alors en vogue, ainsi que d’une réaction à l’égard de la Seconde Guerre mondiale. Après l’Europe, le rayonnement de ZERO s’est étendu des États-Unis au Japon. Aviez-vous pressenti cela lorsque vous vous êtes réunis pour la première fois en 1958 ?
Otto Piene Il nous était impossible d’espérer quoi que ce soit tant notre marge de manœuvre était étroite à cette époque. Tout a débuté à Düsseldorf, c’est-à-dire en Allemagne de l’Ouest, et plus précisément dans mon atelier, au numéro 69 de la Gladbacher Strasse. La situation politique et intellectuelle ne nous autorisait qu’une perception partielle de la réalité. ZERO est certes né d’une intention positive, mais également de la violence des pressions et des contraintes que nous subissions et dont nous voulions nous libérer. La naissance de ZERO est liée à une volonté de se projeter dans des directions nouvelles. Nous n’avions cependant aucune méthode. Tout s’est développé dans l’action.

UN ETRANGE SENTIMENT DE VIDE
Heinz Mack, vous avez déclaré que ZERO participait de l’exorcisation des démons de la Seconde Guerre mondiale.
Heinz Mack Nous sommes issus d’une génération à laquelle on a inculqué une vision du monde extrêmement étriquée. Nous avons grandi dans une Allemagne totalement isolée, et, après la guerre, la nécessité d’acquérir une meilleure connaissance du monde s’est imposée d’elle-même. ZERO est né d’une soif d’expériences. Le champ de la représentation nous a tout d’abord permis de parcourir le monde, alors que nous n’étions pas en mesure de le faire concrètement. Pour donner un sens à nos rêves, il nous a fallu les réaliser, ne serait-ce que partiellement. Et pour rêver après une telle guerre, une bonne dose d’énergie intellectuelle, de force et de courage fut nécessaire. En d’autres termes, nous éprouvions tous les trois un grand désarroi et un profond désenchantement, que nous avons dû surmonter pour accéder à ce qu’on appelle la liberté de création.
En se détachant de la subjectivité, ZERO s’est aussi opposé à l’art informel, bien que quelques artistes informels aient été proches du groupe. Günther Uecker, que signifiait ce détachement pour vous qui avez rejoint le groupe en 1961 ?
Günther Uecker Originaire d’Allemagne de l’Est, j'ai été influencé par l’idée que l’homme se situe au centre de tout événement. J’ai donc tout naturellement accordé une grande importance à la subjectivité. Sur décision du parti communiste, un style artistique devant exprimer le monde du travail et la proximité sociale des hommes avait été promu. Ces conceptions m’ont été inculquées par le lavage de cerveau que représentait l’éducation antifasciste en RDA. La pensée analytique m’a par la suite permis de me détourner de la « représentation réaliste » et de cette image de l’homme qui n’était que mensonge. L’art soviétique du temps de la Révolution a eu une grande influence sur moi ; la célèbre formule prononcée par Maïakovski en 1917 – « Faire de la poésie à coups de marteau » – le résume très bien. Cette perspective m’a permis de penser différemment et la création et l’exposition des images dans le monde. La nécessité de me confronter à l’art occidental s’était imposée à moi, et c’est dans ce contexte, armé de tels idéaux, que je suis passé de l’Est à l’Ouest. Cependant, l’art informel pratiqué à l’Ouest était trop empreint de psychologisme. Je pensais qu’il était du ressort des peintres d’assumer et de vaincre ce que le national-socialisme avait fait à l’homme.
HM Je me suis rendu dans un pays étranger pour la première fois en 1950, et ce pays était la France. Le fait de me retrouver dans une ville vierge de ruines, Paris en l’occurrence, fit très forte impression sur moi. Les premiers tableaux de très grande qualité que j’ai eu l’occasion de voir au Grand Palais étaient avant tout ceux de Picasso, ainsi qu’une image incroyablement belle de Matisse. Quand je suis rentré à Düsseldorf avec, dans les poches, des cartes postales représentant les oeuvres que j’avais vues, tout le monde tournait autour comme si elles provenaient d’une autre planète ! Nous nous trouvions dans une situation de totale désinformation, sans aucune connaissance de ce qui s’était passé ailleurs pendant le IIIe Reich : le vide. Cette première approche du context artistique parisien m’avait toutefois laissé un gout amer, et je me disais : tu arrives trop tard, tu ne pourras plus faire la jonction. Nous n’avions désormais d’autre solution que de surmonter cet étrange sentiment de vide existentiel.
Que signifie ce vide ?
GU Après avoir évolué dans le contexte du matérialisme historique, j’ai recherché des visions qui s’opposaient à celles de la RDA. La conception matérialiste d’une utopie en mesure de libérer l’homme de l’exploitation et de fonder une société meilleure avait débouché sur une impasse en 1953. L’insurrection populaire de juin 1953, à Berlin-Est, fut un élément déclencheur qui me poussa à mettre un terme à mes études en RDA et à me rendre auprès d’Otto Pankok à la Kunstakademie de Düsseldorf. J’étais attentif à lui depuis un certain temps, notamment en raison de la réputation d’antifasciste qu’il avait gagnée dans le contexte de la censure nazie. Je voyais un libérateur en celui qui avait peint un Christ rompant un fusil sur ses genoux. Mon attachement aux utopies m’avait encouragé à créer une sorte de centre d’accueil au sein de l’école. Mais je devais aussi, d’une manière ou d’une autre, trouver un équilibre avec le monde de l’Ouest. J’y suis parvenu en lisant les oeuvres de Jean-Paul Sartre et de Bertrand Russell, en parlant avec des gens qui avaient résisté aux nazis, ainsi que par l’expérience acquise durant mon périple en France. Parmi les auteurs que je lisais à ce moment figurait également Arthur Schopenhauer, dont la philosophie m’a aidé à penser les interactions entre Est et Ouest. Puis j’ai été attiré par la pensée asiatique, bien moins rationaliste que la pensée utopique. Quant au vide sur lequel vous m’interrogez, il s’agit de celui des caves dans lesquelles nous nous terrions durant les raids aériens. J’y descendais à plusieurs reprises au cours d’une même nuit… mais cela ne m’a pas empêché de connaître l’amour. Les événements de la guerre, aussi dramatiques fûrent-ils, étaient tout de même palpitants et appartiennent aux trésors d’expérience de l’enfance. Durant ces raids, je voulais toujours rester dehors.
Heinz Mack, c’est Otto Coester qui vous a fait découvrir le bouddhisme en vous recommandant la lecture d’un ouvrage de Eugen Herrigel. Vous avez également été le premier membre du groupe à entrer en contact avec le mouvement Gutaï au Japon, lui aussi marqué par le bouddhisme zen. L’expérience du vide est-elle dans votre cas liée au bouddhisme ?
HM Votre question est très importante. J’étais arrivé à un point de désespoir extreme et je ne savais plus quoi faire. Ce que j’avais appris à Düsseldorf pendant trois ans ne me semblait pas suffisamment solide, et la situation d’isolement dans laquelle je me trouvais me procurait un sentiment de grand vide. C’est alors que mon professeur Otto Coester, qui avait conscience de mon découragement, m’a offert le petit livre intitulé la Voie du zen. J’ai mis un certain temps à me situer par rapport à cette pensée. Coïncidence ou pas, dans l’héritage que m’a laissé mon père après sa mort pendant la guerre se trouvaient trois volumes des Paroles du Bouddha. Je les ai étudiés avec beaucoup d’attention. Je m’intéressais aussi beaucoup à la musique. Ces paroles se lisent comme le Boléro de Ravel : la répétition continue d’une même phrase, qui varie sous l’effet de légères nuances, et qui génère une fascinante mélodie.

DONNER CORPS AUX IDÉES
Otto Piene, dans quelles circonstances vous êtes-vous rapproché de ZERO ?
OP Le IIIe Reich a laissé derrière lui un grand vide en matière d’éducation. Nous voulions voir, entendre et lire davantage, et cela nous a tout naturellement porté vers les formes de pensée qui avaient vu le jour en notre absence. Nous nous intéressions tout particulièrement à l’existentialisme français (par opposition aux philosophies utilitaristes), mais la phénoménologie et le réalisme avaient eux aussi leur place. La littérature étrangère a retenu notre attention parce qu’elle divergeait radicalement de la littérature allemande du 19e siècle et de l’essentialisme dans lequel nous avions été endoctrinés sous le nazisme. Pour nous, Ernest Hemingway, William Faulkner ou James Joyce représentaient un pendant à l’existentialisme.
Dans l’un de ses essais, Jean-Paul Sartre dit que l’artiste éveille dès l’origine le soupçon. N’importe qui peut le condamner. Ce cons- tat est certes outrancier, mais il exprime aussi le statut d’outsider de l’artiste. La philosophie vous a-t-elle aidé à vous positionner en tant qu’artiste ?
GU Sartre m’a tout d’abord conduit à remettre en question ma posture existentielle, puis il m’a donné le courage de faire le voyage vers Paris en auto-stop, d’y dormir sous les ponts et de découvrir un tout autre milieu culturel. Cette échappée a principalement été motivée par un désir de me soustraire aux limites et à la domination d’un monde et d’une idéologie caractérisés par la schizophrénie. Mon désir d’abattre les frontiers était à la mesure du lavage de cerveau que j’avais subi durant mon enfance. À cette époque, mes principaux interlocuteurs étaient des opposants au régime, et le désir de fuir la RDA était devenu une véritable obsession. Je voulais élargir ma perception tout en explorant des espaces plus vastes, ce qui va, d’une certaine manière, à l’encontre de ma pratique artistique. J’ai plutôt tendance à réduire les sensations pour donner corps aux idées – suivant en cela Bertolt Brecht, pour qui la simplicité était la chose la plus difficile à atteindre. Je voulais rapporter la nostalgie à son épais-seur essentielle, de façon à créer une image en mesure de susciter l’attention. En ce sens, le rôle du tableau consiste à faire saillie dans le monde tactile pour être le plus visible possible.

UN NOUVEAU MONDE ?
Quant à vous, Heinz Mack, vous étiez moins porté sur Sartre que sur Kant. Votre conception de l’utopie vous a, dans un premier temps, conduit à ne pas pénétrer l’espace muséal, mais le Sahara.
HM En raison de mon intérêt pour l’histoire de l’art, j’ai très tôt pris conscience du fait que la peinture occidentale avait érigé la composition au rang de thème pictural primordial, et cela au moins depuis Giotto. À sa manière, Picasso s’est lui aussi inscrit dans le droit fil de la peinture européenne, en faisant de la composition le sujet central de ses oeuvres. De même, le cubisme, lorsqu’il se résout dans la vibration, s’est transformé en champ de forces. Ces phénomènes m’ont poussé à m’interroger sur l’avenir de l’art occidental : que faire puisque tous les sujets semblent avoir été traités ? Que peut-on ajouter à la puissance et à la vitalité de l’art russe des années 1920 ? Je pense à Malevitch et à son carré blanc. Ce qui allait se manifester plus tard chez Yves Klein avait été, depuis longtemps déjà, anticipé. La pure monochromie. Ce questionnement, et le vide qu’il ouvrait sous mes pieds, m’ont conduit à la pensée asiatique et à la méditation : ne rien faire, inspirer et expirer. De cet équilibre et de cette paix intérieure est née, intentionnellement ou non, une nouvelle forme d’excitation, qui m’a conduit, par l’imagination, dans le désert. Il s’agissait d’échapper à l’art occidental – avec, en toile de fond, le mot d’ordre futuriste selon lequel les musées ne sont rien d’autre que des cimetières. Cette liberté que j’avais trouvée dans le désert demeurait cependant utopique. L’accomplissement d’une utopie ne passe que par la perte de ce qui la fonde, en l’occurrence son ouverture à un autre horizon.
Otto Piene, tandis que Heinz Mack redécouvrait la lumière dans le désert, vous vous orientiez vers le ciel, avec, pour corrélat, tel que vous l’avez exprimé, une volonté de réharmoniser les relations entre l’homme et la nature.
OP Laissez-moi revenir sur l’origine de cette conception de la luminosité. En 1945, peu de temps avant la fin officielle de la guerre, j’ai été renvoyé chez moi. J’errais avec effroi parmi les champs de ruines, les cadavres d’animaux et le matériel militaire. Après quelques jours de marche, j’ai atteint l’Elbe, dans les environs de Glücksstadt. Comme beaucoup d’autres, je cherchais un moyen de traverser le fleuve. On m’a alors dit que je trouverai des bateaux de l’autre côté de la digue. Après l’avoir escaladé, je me suis retrouvé face à l’Elbe qui, lisse comme un miroir, s’étendait jusqu’à la mer du Nord. La surface de l’eau reflétait un ciel pur, sans aucun nuage. Cette expérience inoubliable incarna dès lors pour moi la fin de la guerre, la fin du drame – la paix retrouvée. Ce ciel bleu n’était plus celui des grands dangers de la guerre, avec ses escadrons de chasseurs et de bombardiers capables de frapper avec précision la moindre cible. Quelque temps auparavant, seules la nuit, la pluie et les intempéries pouvaient représenter une forme de sécurité. À ce moment précis, j’ai su à nouveau ce que pouvait être une atmosphere saine et quelle pouvait être la place de l’homme dans un monde normal. Cette image s’est faite de plus en plus présente, jusqu’à se substituer à la vision du monde de la peinture que j’avais héritée. Par la suite, elle m’a conduit au monochrome, puis au sky art, et enfin à la lumière comme élément dominant d’un univers insaisissable.
Pour quelle raison le groupe ZERO s’est-il éteint ? Cette rupture a-t-elle quelque chose à voir avec votre conception du « nouvel idéalisme », Otto Piene ?
OP Ce sont simplement des conflits qui ont conduit à la fin du groupe. Günther Uecker l’a exprimé à sa manière, et il y a là une certaine vérité. Le nouvel idéalisme s’attache à la forme et à l’aspect d’un nouveau monde, à la façon dont il pourrait nous porter, nous et nos semblables. Cette conception m’est propre et n’était pas partagée par les autres membres de ZERO. Il s’agissait d’oeuvrer pour un nouveau monde, dont la nécessité demeure aujourd’hui encore d’actualité. Je tiens toujours à cette idée.
HM En effet, nous ne partagions pas l’idée d’offrir au monde la chance d’une nouvelle idéalisation, pour la pure et simple raison que, en Allemagne, ce besoin d’idéaliser est depuis toujours une dangereuse tendance.
GU Je ne souhaite pas m’étendre sur le problème de l’idéalisme. L’histoire de l’Allemagne présente une longue liste d’événements tragiques qui tirent leur origine de cette notion. ZERO a été l’occasion d’entreprendre un exercice spirituel en communauté, ce qui a permis de renforcer chacun de ses membres non seulement au travers du dialogue et de l’analyse, mais aussi parce qu’il nous a poussé à prendre conscience de certains processus intuitifs. Par la suite, la force ainsi acquise nous aura permis de poursuivre nos chemins de manière indépendante.

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